Cela va faire trois ans que je vis aux Pays-Bas.
Raconter pourquoi je suis venue m’installer ici serait peut-être un peu long. Ce que je puis vous dire en revanche, c’est que les Pays-Bas est le genre de pays où lorsque, par exemple, vous allez ouvrir un compte en banque, on vous demande si vous voulez un thé ou un café, et où monter une entreprise prend environ 15 minutes -thé ou café inclus-. Les Pays-Bas, c’est aussi un pays qui se situe sous le niveau de la mer et qui se bat donc continuellement contre l’eau. Cette situation a créé un esprit très particulier chez ses habitants : facilité du consensus, priorité donnée à la solution plutôt qu’au problème.
Bien sûr, pendant la crise du coronavirus, il ne pouvait pas en être autrement.
Table des matières
Le contexte
Dès fin décembre, on entendait parler du coronavirus, toutefois la Chine semblait bien loin, et jamais nous n’aurions imaginé que nous en serions arrivés à une telle situation.
Je me souviens un jour avoir demandé à une étudiante-oui, je suis prof- : vous pensez que cela va nous atteindre ?
Je ne pensais pas si bien dire.
Moi, à cette époque, j’étais en train de quitter mon appartement suite à un problème avec mon propriétaire et ne savais pas encore très bien où j’allais loger. Il faut dire que j’étais complètement concentrée sur mon activité professionnelle, la tête dans le guidon comme on dit.
Puis la menace se rapprocha, l’Italie et les sports d’hiver dont raffolent les Néerlandais qui ne comptent pas de montagnes sur leur sol, -le point culminant est à 321 mètres, moi j’habite à moins 7 mètres sous le niveau de la mer-, mais l’Italie, c’était loin aussi.
Entre-temps, une femme que je connais de la communauté protestante francophone -descendante des Huguenots- que je fréquente me propose de m’héberger le temps que je trouve un nouveau logement. Ouf …
Pour vous montrer à quel point l’ambiance était relâchée début mars, c’est que cette femme, qui a 91 ans et que j’appellerai T. prit le train sans aucune inquiétude le 8 mars pour aller retrouver ses petits enfants dans une ville du sud du pays.
Pourtant, le premier cas d’infection remonte au 26 février, un homme de Tilburg dans le sud du pays puis une femme à Diemen, près d’Amsterdam, le lendemain. Les deux revenaient d’Italie du Nord.
Le pays est coupé en deux, le Nord protestant où j’habite, le Sud catholique. À cette époque, le Sud et Tilburg en particulier étaient en train de fêter le Carnaval.
Le coronavirus se répandit comme une traînée de poudre.
Le Carnaval fut suspendu puis annulé, et le 9 mars, on demanda aux habitants du Brabant de rester chez eux.
Au travail, nous commencions à nous poser des questions. Allons-nous devoir passer à la visioconférence ? Attendons de voir. Ce qui se passait au Sud semblait encore trop loin de nous pour que notre insouciance soit atteinte.
Le 16 mars, le couperet tomba.
Tous les lieux publics fermés, bars et restaurants, coffee shops et maisons closes inclus, les transports réduits, les travailleurs invités au télétravail.
Comme ça, du jour au lendemain. À un niveau national. J’eus une impression assez désagréable d’avoir l’herbe coupée sous les pieds, au sens propre et figuré.
Un vent de panique
Ma première réaction fut de penser au travail, en tant qu’enseignante free-lance, comment est-ce que cela allait se passer ? Mes plus gros employeurs louaient des salles dans les bibliothèques municipales, dorénavant fermées.
Allais-je m’en sortir ?
Je proposai à T. d’aller lui faire les courses pour lui éviter de sortir. Sauf qu’au supermarché, il ne restait rien, absolument rien. Plus de pâtes, plus de papier toilette, plus de pain.
On est comme en guerre, me dit T.
Je me mis à regarder les informations quotidiennement, surtout pour suivre un peu les nouvelles concernant les aides mises en place pour les entrepreneurs. Mon néerlandais fit des progrès fulgurants.
Un soir, on vit le premier ministre (le “ministre-président”) en train de rendre visite à un supermarché du sud du pays. Une cliente l’interpella : Monsieur Rutte, est-ce que vous avez assez de papier toilette ?
Ah, oui, pour dix ans au moins, répondit-il.
J’aime cette façon de ne pas se prendre au sérieux, tout en demeurant très sérieux.
T. me dit que le premier ministre appartenait à un parti politique pour lequel elle ne votait pas, mais qu’elle aimait bien ce premier ministre et surtout qu’elle lui faisait entièrement confiance pour régler cette crise.
La confiance. Le voilà le maître mot de l’affaire.
L’organisation
Dès le 16, mon employeur s’organisa : en deux jours, nous fûmes opérationnels pour les cours par visioconférence.
Cela concernait la fin de notre session d’hiver, une nouvelle session commençant au mois d’avril.
La fermeture des lieux publics se confirmant pour les semaines qui allaient suivre aussi, cette session fut aussi organisée online. Toutefois, une baisse considérable des inscrits fit craindre le pire quant à l’ouverture de ces cours. Finalement, la solidarité des anciens étudiants joua pour beaucoup et finalement, on me donna du travail.
De mon côté, je me chargeai de convaincre mon second employeur de passer aussi au travail à distance, avec succès.
Puis je reçus davantage de propositions de cours particuliers online, en particulier depuis la France et l’Italie, ainsi qu’une demande accrue de traductions.
Finalement, je suis aujourd’hui à l’abri du besoin et puis même affirmer que je travaille plus qu’avant.
Chez T., on sonne à la porte.
Personne. Puis un éclat de rires. Une enfant accompagnée de sa mère se tiennent au loin et montrent la petite assiette laissée près de la porte.
Des biscuits réalisés par l’enfant suite à un concours lancé sur Facebook. L’objectif était de faire le plus de gâteaux en un temps donné, puis de les distribuer aux voisins.
Des concours sur Facebook, il en aura des milliers, et c’est là que l’on voit comment le virtuel a une conséquence sur le réel. Concours de dessins à la craie dans le quartier, organisation de l’aide aux voisins âgés, fabrication artisanale de masques, restaurants qui se transformèrent en point de vente repas à emporter, c’est le moins qu’on puisse dire, les Néerlandais ont de l’idée.
T. reçut 5 mots dans sa boîte aux lettres émanant de voisins prêts à l’aider.
Et lorsque les bonnes initiatives n’émanent pas d’eux, ils n’hésitent pas à relayer, ce fut le cas des nounours placés sur la fenêtre pour donner du baume au cœur aux passants, initiative très populaire ici.
Chez T., on sonne à la porte.
Personne. Puis un éclat de rires. Des enfants qui se tiennent à l’écart montrent les fleurs qu’ils ont apportées à T. On a vu par votre fenêtre que vous aimiez les fleurs -les fenêtres néerlandaises n’ont pas de volets et parfois pas de rideaux-, alors on s’est dit que des fleurs pourraient vous faire plaisir.
Les Pays-Bas parièrent sur l’immunité collective. A savoir que la vie économique était suspendue mais pas spécialement nos déplacements, on nous demandait juste de faire attention sans plus. L’objectif était d’attendre qu’un nombre important de personnes soient infectées afin de développer une immunité.
Plusieurs promenades dans le parc, puis parmi les champs de tulipes au sud de la ville ou à la plage me convainquirent que finalement, rien n’avait trop changé dans la vie des gens et nous étions très loin d’une ambiance d’épidémie. Le mètre et demi de distance n’était pas toujours respecté, globalement, les gens vivaient comme avant.
Le nombre de décès augmentait dangereusement, et surtout le gros problème résidait dans le manque important de lits à l’hôpital pour accueillir les patients. Tous les jours, au journal télévisé, un point sur la disponibilité hospitalière était fait.
Le 26 mars, les mesures se durcirent un peu, certaines plages furent fermées, on nous demanda instamment de limiter nos déplacements. On parla de “confinement intelligent”. Les Néerlandais, comme toujours très soucieux de l’obéissance et du poids de la responsabilité individuelle, s’exécutèrent. Les rues étaient pratiquement désertes et on se mit à entendre les oiseaux chanter. Les bus étaient vides et un jour, je vis même la scène surréaliste d’un bus qui affichait : « bus complet » avec 4 ou 5 personnes à l’intérieur …
Pendant ce temps, je n’avais toujours pas trouvé de logement. À vrai dire, je ne cherchais même pas. Je savais que je pouvais rester chez T. et même que cela l’arrangeait quelque part, mais certains jours, je ressentais sa peur, peut-être que je la contamine.
Fin mars, je vis une annonce intéressante sur le journal. Un logement qui correspondait à ce que je cherchais à un prix défiant toute concurrence. Je me dis que probablement il n’y aurait pas foule pour la location. Effectivement, j’étais la seule à avoir répondu, alors que d’habitude, la propriétaire pouvait recevoir jusqu’à 200 messages.
Le 5 avril, je déménageai. Le logement se situait au dernier étage d’une maison du début du XXème en bordure de canal.
Il fut décidé que j’irai rendre visite une fois par semaine à T. pour lui faire les courses et que je prendrai de ses nouvelles par téléphone.
Les effets inattendus du confinement à la néerlandaise
Une fois dans mon nouveau logement, j’ai pus me retrouver face à moi-même et me rendre compte de quelque chose dont j’avais conscience depuis quelques temps déjà.
Finalement, j’aimais cette situation.
Je suis casanière et j’adore rester chez moi.
Ben voilà. Plus de déplacements pour aller travailler, plus de transports, mon abonnement fut même automatiquement remboursé.
Les activités peu à peu se mirent en place en ligne : notre culte à l’église, nos loisirs.
Même le cours de peinture de T. s’organisa de cette façon. Les instructions sont envoyées par mail, puis les étudiants peignent, et ils s’envoient des photos de leur travail sur Whatsapp.
Je n’ai pas de smartphone et j’entends encore T. me dire : “Mais comment tu peux vivre sans Whatsapp ?”
J’adore le silence aussi. Et là, ce fut juste parfait : plus d’avions, circuit automobile de la ville voisine fermé, moins de voitures, moins de pollution. Obligation de ralentir dans le travail.
Un des mes étudiants italiens doit travailler, dans le contexte de ses études en sciences politiques, sur un discours d’un homme politique français.
Tiens, pourquoi pas le discours du 16 mars d’Emmanuel Macron ?
Toute la panoplie y est : menaces d’amendes, allusion à une guerre, appel à l’unité nationale.
Pendant que je prépare ce cours, je regarde furtivement par la fenêtre : les gens ici sont toujours sur leur vélo ou sur les canaux. Bien sûr, le personnel soignant parle d’une guerre contre le virus, mais les discours politiques misent plutôt sur la responsabilité individuelle.
Et cela est palpable dans les médias : par exemple, au début de la crise, les médecins de l’hôpital de la ville publièrent un communiqué où ils affirmaient qu’ils étaient prêts à affronter la crise, on les voyait tous sur photo, en combinaison de coronavirus en train de faire le V de la victoire. De même, les médias ont plutôt tendance à privilégier les nouvelles sur les initiatives mettant en valeur le vivre ensemble même séparés, comme par exemple ces répétitions de certains ensembles musicaux à distance, le succès de l’organisation des examens scolaires à distance (même si certains furent annulés), les remerciements sans cesse renouvelés aux bénévoles, aux actions menées, le petit bonjour de petits enfants à leurs grands-parents par le biais du journal local, etc etc.
Bien sûr, tous les pays ont eu des initiatives, des actions, des choses belles, mais j’aime comment les Néerlandais en font une philosophie de vie entre responsabilité et convivialité.
Évidemment, il y a comme partout des personnes qui ne respectent pas, qui dénigrent et je sais qu’à Amsterdam, par exemple, les choses ont pu être compliquées parfois.
Et oui, aujourd’hui 21 mai, jour férié et jour estival, on sent un certain relâchement qui laisse augurer que les choses vont évoluer et hélas, probablement revenir à une ambiance que beaucoup nous ne souhaitons pas voir revenir.
Toutefois, j’ai confiance.
Je ne sais pas qui avait raison dans sa gestion de la crise, si la Suède, si l’Allemagne, si la France, si les Pays-Bas, l’avenir le dira, peut-être, mais ce que je sais c’est que je suis heureuse d’avoir vécu cette crise aux Pays-Bas.
Maintenant, une autre vie est sur le point de commencer : celle du « anderhalve meter afstand samenleving », oui toute cette expression pour désigner la société du 1,5 mètres …